Dans la situation actuelle d’effervescence géopolitique, avec la lutte entre les États-Unis et la Chine, la pandémie et ses effets et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous assistons à toutes sortes de publications et de débats qui mettent en évidence un moment crucial dans la reconfiguration de la répartition du pouvoir au niveau mondial.
Le déplacement du centre de gravité de l’Atlantique vers l’Indo-Pacifique est déjà évident, malgré la guerre en Europe. En fait, les États-Unis agissent dans le conflit en ayant à l’esprit les ambitions expansionnistes de la Chine et sa revendication sur Taïwan. Ainsi, le poids même de la Chine, de l’Inde, du Japon, de la Corée, de l’Australie, de l’Indonésie… et la nature de superpuissance mondiale des États-Unis, qui exige sa présence dans la région, éloigne l’Europe du centre de pouvoir après avoir écrit l’histoire de la planète au cours des derniers siècles.
Depuis l’Europe, il est temps de regarder au-delà des États-Unis, vers l’Atlantique.
Le monde n’est plus européen ou même occidental. L’hégémonie de l’Occident (soutenue au cours du siècle dernier par les États-Unis) n’est plus telle et nous oblige à repenser l’ordre international.
L’émergence rapide de la Chine en est le principal exemple, et son défi à l’Occident est de plus en plus explicite. Mais l’Inde sera un protagoniste évident (en raison de son poids démographique, de sa croissance économique et de sa capacité technologique), tout comme les pays d’Asie du Sud-Est. Et nous continuerons à parler du Moyen-Orient, de l’Asie centrale et, de plus en plus, de l’Afrique (le seul continent à connaître une dynamique démographique positive et très intense).
Évidemment, tout ceci nous oblige à réfléchir au rôle de l’Europe dans ce nouveau scénario et à sa pertinence (qui dépendra de sa capacité à approfondir son projet d’intégration politique). La réaction de l’Union européenne à la pandémie ou à l’agression de la Russie en Ukraine a été un pas dans la bonne direction, mais il est clair que nous devons aller beaucoup plus loin dans le développement d’une véritable autonomie stratégique qui combine notre caractère occidental et notre alliance essentielle avec les États-Unis avec la capacité de défendre nos propres intérêts.
En tout cas, il est clair que, dans ce nouveau panorama, le grand absent est l’Amérique latine. Elle est à peine mentionnée, sauf comme objet de convoitise des grandes puissances pour ses ressources naturelles, d’une part, ou pour sa grande instabilité politique, d’autre part. Mais elle ne joue pas un rôle de sujet politique pertinent en ces temps de profonde recomposition du pouvoir mondial.
Les causes sont diverses et doivent être traitées par les latino-américains eux-mêmes. Tout d’abord, en analysant pourquoi toutes les tentatives d’intégration régionale ont échoué ou sont en état d’hibernation ou de stagnation, comme dans le cas du Mercosur ou de l’Alliance Pacifique.
Les pays de la région sont encore des économies fermées (à l’exception du Mexique, en raison de sa proximité avec les États-Unis) et sont peu perméables les uns aux autres, et le commerce est basé sur les matières premières, dont les prix déterminent leurs cycles économiques. Ces cycles, lorsqu’ils sont positifs, n’ont pas été mis à profit pour réaliser des réformes structurelles axées sur la productivité et la compétitivité dans un monde globalisé, ce qui a donné lieu à la fameuse des décennies perdues.
Ainsi, l’Amérique latine, malgré son énorme potentiel, n’a pas réussi à s’intégrer efficacement dans les chaînes de valeur mondiales, et a perdu une grande partie de la valeur ajoutée des processus productifs. Le résultat est que son poids spécifique dans le monde a diminué.
Mais la réflexion principale doit être politique, car la capacité à entreprendre de véritables réformes dépend de la cohérence des systèmes politiques et de leurs institutions. Et c’est probablement là la racine du problème : l’Amérique latine, en général, a un très profond problème de gouvernance, qui a pris la forme de dictatures militaires, de révolutions ratées ou de démocraties peu inclusives.
En général, les gouvernements démocratiques, dirigés jusqu’à récemment par les élites criollos, n’ont pas réussi à rassembler leurs pays et se sont appuyés sur des institutions qui, en raison de leur faiblesse, empêchent la consolidation de consensus de base qui dépassent les gouvernements en place.
Une profonde instabilité affecte la région
Un bon exemple en est la quasi-disparition des partis politiques traditionnels, qui entraîne une fragmentation parlementaire qui nuit à la gouvernabilité en rendant extrêmement difficile la formation de majorités assurant la stabilité. Et il faut ajouter que les présidents sont élus directement et n’émanent pas des parlements, ce qui alimente les plateformes personnalistes et les contradictions entre les politiques gouvernementales et les positions parlementaires.
La conséquence est la profonde instabilité qui touche aujourd’hui la quasi-totalité de la région et qui se manifeste de manière particulièrement dramatique au Pérou. Mais elle explique aussi la prolifération des populismes, formellement démocratiques mais profondément illibéraux, comme le péronisme kirchnériste en Argentine ou le bolonarisme au Brésil.
Jusqu’à récemment, personne n’aurait contesté la nature occidentale de l’Amérique latine (c’est pourquoi on l’appelle ainsi). Aujourd’hui, nous ne savons pas quelle direction la région est susceptible de prendre. Il est vital que l’Amérique latine prenne conscience d’elle-même et définisse la place qu’elle veut occuper sur la scène mondiale, qui ne peut être que celle du partage de nos valeurs. Et au-delà de la responsabilité historique des États-Unis, l’Europe (pas seulement l’Espagne et le Portugal) a l’obligation de prendre l’Amérique latine au sérieux, et de donner une vision stratégique profonde à la relation bilatérale, aujourd’hui malheureusement inexistante.
Nous regardons, logiquement, vers l’Est et vers le Sud. Il est temps que nous regardions aussi vers l’Atlantique, au-delà des États-Unis.
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