Cher idiot, j’écris ces lignes pour toi.
Vous voyez, la plage était idyllique ; déchiquetée, entre les falaises, une langue de sable noir scintillant à marée basse, comme un immense miroir, reflétant les nuages voyageurs, les mouettes bizarres, nos corps nus. Mais c’est n’importe quoi, vous le savez.
Vous savez aussi que ce n’est pas un endroit que l’on découvre par hasard, loin du tourisme, en plein mois d’août. Peut-être connaissiez-vous le chemin depuis longtemps ; nous avons dû nous renseigner auprès des habitants qui ne nous ont livré le secret qu’en échange de leur rythme, de leur lenteur affectueuse, de leurs longues conversations (le chat blanc errant qui se faufile dans les maisons, les fromages de chèvre de l’île).
Il nous a fallu du temps pour obtenir de vagues indications sur cette plage aux courants dangereux. Une carte au trésor dessinée sur une serviette en papier, arrosée de vin rouge. Tournez sur la ligne A, longez deux sentiers et sautez par-dessus un petit mur gris, contournez la ligne rouge C, en prenant garde de ne pas franchir la ou les falaises.
Ce n’était pas facile, cher idiot, d’arriver ici, de traverser la bananeraie sous un soleil de plomb, des chemins escarpés, cachés entre des rochers rougeâtres, de la poussière et des lézards géants qui se cachent à juste titre sur notre chemin. Et enfin, les genoux cagneux et le cœur battant, nous arrivons sur cette plage de sable fin, brillant, noir de jais, idyllique, cher idiot, propre comme un sou neuf, jusqu’à ce que nous tombions sur votre mégot de cigarette.
Avez-vous été distrait par la beauté des vagues de cette plage qui semblait à moitié vierge, jusqu’à ce que vous la défloriez pour nous ?
Ces lignes sont pour vous. On voit presque votre visage, chaque bouffée de cette cigarette côtière, le plissement de vos lèvres, vos dents percées par la fumée qui braille en vous, votre frange dans le vent, l’Atlantique à vos pieds, deux doigts serrant le filtre jusqu’à la dernière bouffée, et puis, d’un léger geste entre l’index et le pouce, paf, avec ce clic indolent, vous jetez votre mégot dans le monde.
Comment était-ce, l’avez-vous vu tomber ou avez-vous été distrait par la beauté des vagues de ce cadeau de la nature, cette plage qui semblait à moitié vierge, jusqu’à ce que vous la défloriez pour nous ? Et comment était la cigarette ? Avait-elle bon goût pour vous ? Et maintenant, au fait, où êtes-vous ?
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Votre mégot est toujours là. Parmi nous. Sur la planète Terre. Probablement sur la même belle plage où vous l’avez laissé oublié. Il ne vous oublie pas. Et si, en ce moment même, vous aviez un enfant, par exemple, et que celui-ci le trouvait un jour en train de ramper par ici, il pourrait le sucer aussi longtemps qu’il le voudrait, pendant des années, car les mégots ont une très longue durée de vie. Même lorsque votre enfant apprendra à écrire, il pourra le retrouver, par hasard, et laisser écrit dans le sable mouillé : papa était là.
Vous l’avez laissé en héritage, cher idiot. Car même si une vive marée, ou une mouette aveugle de faim, emportait votre mégot, il traînerait encore, avec ses substances toxiques se fondant dans la nature, entre les rivières ou les estomacs des poissons, pour l’éternité.
D’une manière ou d’une autre, vos petits-enfants porteront votre empreinte. Alors félicitations, cher idiot, vous êtes déjà éternel.
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