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A l’occasion du centième anniversaire de la production de la première fiction tunisienne, «Zohra» de Samama Chikli, deux journées d’étude ont été organisées les 20 et 21 décembre pour réfléchir au processus de mise en place d’un cinéma tunisien dans sa diversité et la pluralité de ses créateurs.
Jaouida Tamzali Vaughan, égérie du photographe Jacques Pérez, disparu en dernier juillet, et petite-fille de Samama Chikly (1872-1933), cédé en 2015 les archives de son grand-père à la Cinémathèque de Bologne. Ce fut l’occasion de la restauration par les ateliers de la Cinémathèque italienne de « Zohra » (1922), premier long métrage de fiction de « Ce merveilleux fou filmant avec ses drôles de machines », comme Mahmoud Ben Mahmoud a intitulé son fils documentaire consacré à Albert Samama Chikli. Ce centième anniversaire de «Zohra» incarnait l’occasion pour un collectif de chercheurs et de praticiens du cinéma de réfléchir à l’évolution du cinéma en Tunisie au long de ce dernier siècle.
Réfléchir aux évolutions du secteur du septième art
Deux journées d’étude, les 20 et 21 décembre, coordonnées par Ons Kammoun, maître-assistante à l’Ecole supérieure de l’audiovisuel et du cinéma (Esac) et Tarek Ben Chaâbane, maître de conférences à la même institution, ont été donc organisés pour réfléchir sur le processus de mise en place d’un cinéma tunisien dans sa diversité. C’est autour de productions cinématographiques parmi les plus marquantes du secteur que des analyses très fines de chercheurs tunisiens (Tarek Ben Chaâbane, Slim Ben Cheikh, Ons Kammoun, Nidhal Guiga, Ines Cherif, Emna Mrabet…) de différentes générations ont été présenté au public. « Ecritures », « Documentaire », « La question de l’émancipation dans le cinéma tunisien », « La question de l’indépendance », « Parcours buissonniers », « Les pionnières »… sont quelques-unes des thématiques qui ont été évoquées le premier jour de l’évènement. Des conférences suivies de projections de trois films : «Cinéma colonial», de Mokhtar Ladjimi (1997), «Albert Samama Chikli» (1996), de Mahmoud Ben Mahmoud et le long-métrage «Mokhtar» de Sadok Ben Aicha (1968). Des projections suivies d’une discussion avec les spectateurs de la Cinémathèque.
Un « choufographe » bien fou
Parce que le mérite de ces journées de débat et de réflexion revient à Samama Chikly, il était normal qu’un important volet de la première partie de l’événement revienne sur le parcours hors du commun de ce personnage de roman, passionné de sciences, de technologie et de voyages au long cours. En 10 photos signées par Samama Chikly, lui qui se faisait appeler « choufographe », Ons Kammoun a essayé de réanimer le travail, l’œuvre et la fantaisie sans limites du cinéaste né dans une famille aisée d’origine juive tunisienne, d’un père, banquier, aide de camp de Sadok Bey, et qui a fait fortune dans le commerce. Parmi ces images, on peut citer celle prise en 1894 du Fort Santiago de l’île Chikli, un territoire acquis par son père en 1860. Il y organisait des fêtes et des projections de films. En maître de l’autodérision, il avait pris comme patronyme, «Prince de Chikli». Premier cycliste et le premier radiologue tunisien, Samama, après avoir tenté une foule d’aventures, dont celles d’introduire la TSF en Tunisie et de traverser la Méditerranée à bord d’une petite embarcation, trouvent enfin sa vocation en 1895 avec l’ invention par les frères Lumière du cinématographe. Grâce au matériel acquis par les Lumières en 1898, il tournera près de 120 films. En 1908, comme le montre une photo projetée par Ons Kammoun, il se fait journaliste-reporter pour plusieurs journaux et revues lorsqu’il couvre le tremblement de terre de Messine en Italie. Catastrophe naturelle qu’il filmera également au gré de 160 mètres de pellicule. Une photo de 1910 montre une vue de la pêche au thon prise par Chikli. C’est à la demande du Prince de Monaco, fondateur du Musée océanographique de sa ville, qu’il réalisera un film sur cette impressionnante activité menée comme une chorégraphie. Autre image, autre univers. Un cliché de 1922 présente une photo du film « Zohra », l’histoire d’une jeune française échouée sur la côte tunisienne et accueillie à bras ouverts par des nomades. « Chikli va funcionaire comme un ethnologue, ressuscite les costumes, les gestes et les traditions des populations locales », souligne Ons Kammoun. Elle ajoute : « Les experts de Bologne, qui ont restauré plusieurs films de Chikli, s’allongent de la thèse d’un génie, qui fait tout lui-même. Il se faisait en fait aider par des porteurs de bagages et surtout par sa femme et sa fille, Haydée, qui a joué le premier rôle dans «Zohra» et qui écrivait, sous sa dictée, les scénarios de son père», fait remarquer l ‘enseignante-chercheuse.
En quoi les images orientalistes sont-elles le nom ?
À la suite de l’exposé d’Ons Kammoun, un débat s’engage sur l’idée de considérer ou pas Samama Chikli comme le père du cinéma tunisien, fils premier fondateur. Pour Hichem Ben Ammar, ancien directeur de la Cinémathèque et cinéaste documentaliste, qui est intervenu sur le documentaire, Chikli est, certes, un des pionniers du cinéma en Tunisie : « Mais quelle est la part de tunisianité dans ses images plutôt de facture orientaliste ? Il est loin d’avoir jeté les bases d’un cinéma national, puisqu’il a fallu attendre plusieurs autres décennies pour que se développe de nouvelles productions. Qu’est-ce qu’un cinéma national ? Ou un cinéma qui crée une dynamique sociale, culturelle, économique ? Chikli n’a en rien provoqué une telle dynamique en Tunisie».
Les documentaires « Le Cinéma colonial », de Mokhtar Ladjimi et « Ce merveilleux fou filmant avec ses drôles de machines », de Mahmoud Ben Mahmoud, apportent quelques réponses à cette première question. Dans le premier film, le cinéma colonial est défini comme donning lieu à des images de propagande, où l’indigène se transforme en attaquant, où les femmes sont toujours lascives, filmées à moitie nues et indolentes et où la prière peut contenir jusqu’à dix génuflexions. Dans le second documentaire, le réalisateur affirme, des extraits de films de Chikli à l’appui, que dans ses reportages touristiques tournés pour répondre à l’avènement de ce secteur dans les années 20 : « L’orientalisme historique sévanout au profit tant de la réalité tunisienne que de l’adhésion totale de Chikli aux traditions de son pays ».
Et tous ces trésors qui croulent sous l’effet du temps !
Dans une déclaration au journal La Presse, Mahmoud Ben Mahmoud, cinéaste vivant entre la Tunisie et la Belgique, a ajouté : « Il est erroné de taxer Albert Samama Chikli d’orientaliste, d’auteur vendant des images idéalisées et retouchées de sa société aux étrangers. Je l’explique dans le court-métrage et bientôt dans le long-métrage sur le même personnage où spécialistes et historiens analysent son œuvre. Voilà quelqu’un qui a filmé son pays avec honnêteté et authenticité. Prenons comme exemple, les funérailles de Naceur Bey, dont je parle dans le documentaire en les qualifiant de « grandioses ». Seul un indigène, profondément familiarisé avec la culture de ce pays et avec les rites des musulmans qui connaissait très bien la maison husseinite d’origine hanafite, pouvait la filmer et la restituer avec cette justice-là un tel évènement. Chikli n’a jamais été dans le malentendu ! ».
Le centième anniversaire du cinéma tunisien représente le meilleur cadre pour énoncer l’état de la créativité et de la production, qui transcende les frontières et la géographie du petit pays qu’est la Tunisie, nombre de ses talentueux réalisateurs et actrices. à puiser leurs sources d’inspiration ici. Un fait qui enrichit cet univers de liberté, à savoir le septième art. Mais l’arbre de cet anniversaire ne doit pas cacher cette forêt d’images du patrimoine cinématographique tunisien, ballottées d’un lieu à l’autre et qui restent toujours non répertoriées, très mal entreposées et encore non conservées.